Trahison
de l'intelligentsia
"Outchebnik rissovania" [Manuel de dessin]
Ed. OGI, Moscou, 2006. Pas encore traduit en francais.
Dans "Outchebnik rissovania", le peintre et ecrivain Maxime
Kantor fait un portrait au vitriol de la Russie des vingt dernieres annees.
Une oeuvre majeure
"Courrier international"
18-24 janvier 2007, №846, p.58
Le
grand roman russe
Grigorii Revzine, 'KOMMERSANT',
Moscou
Je crains de ne pas parvenir a bien decrire ce qui m'est arrive,
mais je vais essayer. J'ai passe toute la semaine a lire le volumineux
roman (1 500 pages environ) de Maxime Kantor "Outchebnik rissovania"
[Manuel de dessin]*. Je l'ai lu comme on lit quand on est jeune, quand chaque
page s'imprime dans la memoire et nous fait decouvrir le fonctionnement
du monde. Aujourd'hui, j'ai l'impression que le monde a change.
C'est sans doute une impression purement personnelle. Parfois, un texte colle
a la perfection au vecu du lecteur. Moi, par exemple, j'ai toujours
le sentiment desesperant que l'art est dans une impasse; je ne
sais comment y remedier; et encenser cene impasse me repugne.
Quand j'ai besoin d'exprimer des opinions politiques positives et que je n'ai
d'autre choix que de me referer a l'Occident, je me sens
humilie. Cela me derange que la seule valeur demeuree indiscutable
dans l'espace intellectuel soit l'argent et que ceux qui pensent que tout ne
se mesure pas a cette aune soient consideres comme des
rates ou des marginaux. Je reste impuissant a demontrer
qu'il existe d'autres valeurs que l'argent. Et tout est ainsi. Je crois que
ce roman ne touchera pas ceux qui ne partagent pas mes doutes sur la societe.
Mais, pour ceux qui ont les memes sentiments que moi, il se lira comme
une veritable revelation. Ce livre contient des reponses
a des questions essentielles. Qu'est-ce que la liberte, de quoi
est-elle faite et pourquoi a-t-elle detruit l'intelligentsia,
la transformant en ce qu'elle est aujourd'hui? Pourquoi le monde a-t-il renonce
a l'art figuratif? En effet, pourquoi le monde - pas seulement quelques
critiques progressistes, mais la societe entiere, et pas
seulement en Russie mais partout -a-t-il soudain desire se voir
sous forme de traits, de petits carres ou de losanges? "C'est une
question simple, elle doit avoir une reponse simple ", est-il ecrit
dans le roman, qui donne effectivement une reponse. Il explique ce qu'ont
ete ces vingt dernieres annees, leur sens, pourquoi
tout cela est arrive. Il transforme la vie que nous avons vecue
en histoire, et c'est sans doute la sa force fantastique.
Ce texte me transporte. Par endroits, lorsqu'il decrit les critiques,
les journalistes, les peintres, il est incroyablement spirituel. Ailleurs, quand
apparaissent Eltsine, Poutine, Gorbatchev, c'est presque un pamphlet. Et la
ou il depeint Sitny, le ministre de la Culture, ou bien les hommes
d'affaires occidentaux, ou encore les emigres russes, la satire
est irresistiblement comique. Il peut devenir tragique et d'une incroyable
intelligence dans ses digressions philosophiques. Il comporte une foule de personnages,
hommes politiques, artistes, financiers, agents des services secrets, critiques,
journalistes - tout ce en quoi se sont transformes les intellectuels
des annees 1970 et leurs enfants durant les deux decennies qui
viennent de s'ecouler. Et chacun en prend pour son grade.
Je me rends compte que j'ai eu de la chance: l'auteur ne me connait pas
personnellement et ne m'a donc pas fait figurer tel quel dans ses pages, sans
quoi rien ne m'aurait ete epargne. Je compatis avec ceux
qui n'ont pas ete aussi fortunes. Ils vont avoir du mal
a lire ce qui est dit a leur sujet. Neanmoins, j'ai l'impression
que tout cela me concerne directement, et certains passages me font horriblement
honte: l'absence de principes, la compromission, la trahison des ideaux
de l'enfance, la simple betise, l'incapacite a comprendre
des choses elementaires...
Mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est qu'un nouveau grand roman
russe a vu le jour, alors qu'on croyait qu'apres "Le Maitre
et Marguerite" [Mikhail Boulgakov, 1940] et "Le Docteur Jivago"
[Boris Pasternak, 1954] cela n'arriverait plus. Nous avons fait notre possible
pour que les ecrivains ne s'arrogent plus le droit d'expliciter le monde
et de le juger, mais nos efforts n'ont pas <sufficiente>: cette forme
de reflexion sur le monde a ressuscite.
Le grand roman russe
transforme le temps qu'il decrit en epoque classee. Cela
vient d'arriver. Les annees 1985-2005 sont revolues. Je me demande
ce qu'ont eprouve les gens en 1867, lorsque Tolstoii a acheve
"Guerre et Paix". Les temps changent lentement, il faut d'abord lire,
puis comprendre. Et, soudain, on s'apercoit que tous les evenements
dont faisaient etat les journaux du moment - la vente de l'Alaska [aux
Etats-Unis], par exemple - sont balayes par la sortie du livre. C'est
une bombe a retardement qui detruit tous les autres evenements,
et il ne reste plus qu'elle. C'est ce que j'ai ressenti. Je ne sais si j'ai
reussi a faire passer ce sentiment - le sentiment que la bombe
a explose.